Songe d’araignée

On l’a tous déjà fait au moins une fois. Ce cauchemar dans lequel elle disparaît sous notre lit dans un cliquetis de pattes évocateur… quand elle n’est pas en train de nous poursuivre ou (pire !) de nous grimper dessus. Objet de nos peurs et de nos fantasmes, l’araignée nous laisse rarement indifférents. L’arachnophobie se trouvant être d’ailleurs, sans grande surprise, la zoophobie la plus répandue.   

Mais si l’inverse était vrai ? Et si nous hantions également les nuits des arachnides que nous craignons tant ? Un renversement de perspective difficile à appréhender. Et pourtant, une récente étude publiée en août dernier par Daniela Rößler et son équipe de chercheurs dans la revue scientifique PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences) révèle que les araignées sauteuses (Evarcha arcuata, Salticidae) pourraient connaître des phases de sommeil paradoxales similaires à celles observées chez les humains lorsqu’ils rêvent. Ça vous laisse songeurs ?

Mais pour commencer, qu’est-ce que le sommeil paradoxal ?

Le sommeil paradoxal (ou REM – rapid eye movement sleep) est l’une des grandes phases qui composent un cycle du sommeil, de même que les phases de sommeils profond et léger. Il s’agit de la phase la plus méconnue et mystérieuse de ce cycle, au cours de laquelle nous dormons profondément mais démontrons une activité cérébrale intense. D’après les scientifiques qui étudient le sommeil paradoxal depuis de nombreuses années, cette phase de sommeil participerait à la consolidation de notre mémoire, et à la fixation durable de nos souvenirs et de nos connaissances. Elle serait propice au développement de la créativité, nous aiderait à traiter les expériences émotionnelles vécues au quotidien ou encore à résoudre des problèmes. Il s’agirait également de phase de sommeil au cours de laquelle surviendraient nos rêves les plus intenses et les plus construits, ceux dont nous nous souvenons au petit matin.

Cette phase de sommeil se reconnaît notamment à la relaxation des muscles du corps ponctuée de secousses musculaires dans les membres, mais surtout aux mouvements rapides des yeux du dormeur, suivant l’intensité du rêve en cours, derrière ses paupières closes. 

Jusqu’à présent l’étude des phases de sommeil paradoxal était largement réservée aux humains et vertébrés terrestres, notamment les mammifères et les oiseaux. Il faut savoir que les yeux mobiles ne se retrouvent pas chez toutes les espèces, et très rarement chez les insectes et arthropodes– ce qui limite drastiquement les comparaisons possibles entre espèces.

Pourtant, les petites araignées sauteuses (également appelé salticidés) qui peuplent le jardin de Daniela Rößler en Allemagne constituent une exception : elles possèdent des tubes rétiniens mobiles qui leur permettent de diriger leur regard.

C’est en 2020, pendant les confinements successifs dus au covid-19, que la chercheuse allemande est tombée sous le charme de ces minuscules arachnides.

Le sommeil des salticidés

En observant les araignées sauteuses en phase de repos nocturne, Daniela Rößler découvre qu’elles connaissent des phases de contractions musculaires similaires à celles que vous pouvez observer chez votre chien lorsqu’il dort : agitation de l’abdomen, contraction des pattes… (Oui, c’est presque mignon à imaginer).

S’il est encore difficile de scanner le crâne d’un insecte (il faudrait des mini scanners hyperpuissants), l’araignée sauteuse détient, là encore, une caractéristique physique qui se révèle bien pratique pour la science. En effet, ces dernières possèdent un exosquelette translucide les dix premiers jours de leur vie, avant de se pigmenter.

Cette caractéristique a permis aux chercheurs d’observer directement à travers le petit crâne translucide de nos sujets au repos, à l’aide de caméra infrarouge. Ils ont ainsi pu noter que les contractions musculaires observées étaient couplées à des mouvements rétiniens rapides, suggérant ainsi l’existence d’une phase de sommeil paradoxal chez cette espèce.  A l’instar de ce qui a déjà été étudié chez les mammifères, les épisodes de mouvements rétiniens observés étaient cohérents, avec des durées et des intervalles réguliers.

Les araignées sauteuses sont des animaux visuels, ce qui nous permet d’envisager que les rêves de ces dernières puissent être constitués, comme pour les humains, de projections d’images. Mais il est tout à fait possible d’imaginer qu’il existe de multitude de façons de rêver. Par exemple, les araignées à toile, chez qui le sens de la vue est beaucoup moins développé et qui dépendent fortement des mouvements de leur toile pour percevoir le monde qui les entoure, pourraient rêver… en vibration.

Mais que fait-on de ces informations ?

Les recherches n’en sont encore qu’à leurs débuts. Les chercheurs devront notamment encore prouver que la phase d’inactivité nocturne observée chez les salticidés correspond bien scientifiquement au sommeil tel que nous le connaissons pour l’être humain. Une tâche qui pourrait se révéler difficile puisqu’il existerait presque autant de type de sommeil que d’espèces sur terre.

Cette découverte, pourtant loin d’être complètement aboutie, nous permet surtout de nous replacer une fois de plus face à notre méconnaissance du monde animal. Grâce à des études de plus en plus nombreuses menées par des chercheurs du monde entier, il n’est aujourd’hui plus possible d’affirmer l’existence d’un fossé entre les capacités mentales des animaux et des humains.  Les animaux souffrent, les animaux aiment et…les animaux rêvent (eh oui, a priori, même l’araignée postée à l’entrée de votre garage).

Cette étude nous permettra peut-être également de développer plus d’empathie envers des espèces moins connues et souvent moins appréciées : avec qui nous semblons pourtant partager bien plus que ce que nous pensions jusqu’à présent.

Mais avant de nous quitter, je vous laisse quand même le soin d’imaginer à quoi peut bien rêver une araignée…