Dernier épisode de notre minisérie estivale sur les poissons 🌊🐡
Temps de lecture : 5 minutes 🕒
De mémoire de gobie

Photographie Jadene Brider – Pexels
Ces derniers jours d’été, avec leur météo un poil capricieuse, me rappellent mes vacances d’enfance en Bretagne.
Affublés d’un style inimitable qui n’existe que là-bas – un mélange de pull, de short, de k-way, de casquettes, de maillots de bain et de bottes de pluie – nous nous rendions à la plage le matin, les bras chargés de pelles, de sceaux et d’épuisettes.
À marée-basse, on abandonnait le sable – trop monotone – pour nous rendre dans les rochers (« attention c’est glissant ! ») à la recherche de petits animaux piégés dans les cavités révélées par la mer en se retirant.
C’étaient des petits univers merveilleux. Des échantillons de mer offerts à nos regards d’enfants curieux.
On y cherchait crabes, moules, bulots, crevettes, méduses, étoiles de mer, oursins… J’avais une véritable frousse des Bernard-l’hermite (je viens de réaliser à quel point ce nom est excellent), qui me rappelaient un peu trop les araignées (qui me terrorisaient à l’époque, mais que j’ai fort heureusement appris à connaître et à tolérer depuis).
Mais ce que j’espérais surtout voir… c’étaient des petits poissons. Des poissons sauvages à portée de regard.
Imaginez un petit peu la tête que j’aurais tirée si, au moment où je disais « oh regardez, j’ai trouvé un poiss… », le poisson en question décollait dans les airs pour aller atterrir dans la flaque la plus proche !
Voilà qui serait tout à fait le genre des gobies.
Les gobies ou Gobiidae sont la famille de poissons marins la plus diversifiée au monde, avec près de 2000 espèces.
Mais pour cette édition, je vous propose de nous intéresser plus particulièrement à certaines espèces de gobies, comme la sous-famille des Oxudercinae– que l’on trouve plutôt dans les régions tropicales et subtropicales (que nous nommerons tout simplement « gobie » à des fins de simplification).
Accrochez-vous, car ce petit poisson casse les codes.
Déjà parce que le gobie… marche. Il marche !
Enfin… il se traîne à l’aide de ses nageoires pectorales (qui sont situées plus bas que chez les autres poissons) pour aller faire des petits tours sur la terre ferme.

Photographie Janna – Pexels
Pour respirer, il puise dans ses réserves d’oxygène préalablement compressées dans ses branchies. Il est aussi capable d’utiliser la respiration cutanée en absorbant l’oxygène de l’atmosphère à travers sa peau humide.
Et ça ne s’arrête pas là puisque le gobie… grimpe. Oui, il escalade mesdames et messieurs ! Ses nageoires pelviennes fusionnent pour n’en former qu’une seule qui agira comme une sorte de ventouse. Le gobie peut alors se coller à certaines surfaces (rocher, arbres…) pour les gravir à l’assaut de ses proies préférées : crustacés, vers, insectes… (qui doivent au passage être bien dégoutés qu’un poisson vienne les déloger jusque-là).
À ce stade de l’article, vous ne serez plus surpris si je vous annonce que le gobie saute, notamment pour échapper aux attaques de ses prédateurs, comme les oiseaux.
Des poissons ? Des ninjas ? Les deux ? Je vous laisse en juger.

Photographie Scott Beazley – Flickr
Le gobie Bathygobius soporator vit généralement proche des rivages, et il n’est pas rare qu’il se retrouve piégé dans des mares résiduelles à marée basse. Un autre poisson, livré ainsi à la merci de ses prédateurs n’aurait sûrement pas d’autre choix que d’attendre une potentielle fin tragique. Mais pas le gobie. Ce James Bond des mers s’en sort en sautant d’une mare résiduelle à l’autre.
Comment réalise-t-il cette prouesse sans s’échouer lamentablement sur un rocher ?
Dans les années 50, ce drôle de poisson a attiré l’attention de Lester Aronson, un biologiste américain qui a découvert que le gobie profite de la marée haute pour mémoriser la topographie des lieux. En se basant notamment sur des repères visuels, il localise les rochers, petits et gros, et les creux. Il peut ainsi choisir de façon stratégique la flaque dans laquelle se réfugier lorsque la marée baisse.
Une fois dans une mare résiduelle, le gobie sait exactement où il se trouve – dans quelle direction et à quelle distance sauter pour atteindre la mare voisine dans le cas où il aurait besoin de quitter les lieux précipitamment.
Il est même capable de sauter de cavité en cavité jusqu’à retrouver la mer !
Si les gobies sont privés de la possibilité d’inspecter les lieux à marée-haute, ils sautent à l’aveugle et s’échouent misérablement sur un rocher dans à peu près 85% des cas – c’est-à-dire souvent. Mais lorsqu’ils ont eu l’occasion de scanner les lieux, leur précision passe de 15 à 97%.
Et le gobie a la mémoire longue ! Après un séjour de 40 jours en aquarium, il se souvient toujours précisément des lieux. Et à ce jour rien n’indique que cette durée est un maximum. Par ailleurs, il est capable de mémoriser sans cesse de nouveaux lieux.
En s’adaptant à un environnement instable, le gobie a su développer une mémoire spatiale hors du commun, doublée à une mémoire des cycles de marée. On est bien loin du mythe tenace de la prétendue « mémoire de poisson rouge », non ?
🦐 Info-bonus : certaines espèces de gobies vivent en ménage avec… des crevettes ! Et ces relations symbiotiques durent toute une vie 💕. Je vous en parle en détail un de ces quatre ?

…Et dans la liste de mes poissons étranges préférés :
Imaginez… vous marchez sur le sable fin au coucher du soleil, les pieds dans l’eau, une brise dans les cheveux, vous soupirez de bien-être et sous vos pieds il y a ça 👇

Photographie Stephane Bailliez – Flickr
Ce poisson étrange qui regarde sous vos jupes n’est d’autre que Unranoscopus sulphureus, que l’on trouve dans le bassin Indopacifique. Ne vous avisez pas de lui marcher dessus (ou de critiquer son physique) ce poisson venimeux est doté d’un organe électrique et capable de générer des décharges à plus de 50 volts. ⚡

Ainsi s’achève notre minisérie estivale dédiée aux poissons. Nos cousins à écailles mystérieux et bien trop souvent anonymes. Pourtant, il suffit de les regarder d’un peu plus près pour que leurs individualités se dessinent et pour distinguer des similitudes avec notre espèce. Cette mini-série avait débuté il y a quelques semaines, alors que se déroulait, à Nice, la 3ème conférence des Nations Unis sur l’Océan et que les poissons s’emparaient d’internet pour une durée qui s’avéra limitée. Depuis, ils ont quitté nos écrans, et donc nos esprits, et sont retournés silencieusement au fond des océans, loin de nos yeux fatigués.
Dans un monde de surproductivité et de surpêche, où l’individu disparaît derrière des chiffres et des unités de mesures, penser aux poissons est un acte de résistance.
Alors pensons aux poissons. Parlons-en. Ils ont plein de choses à raconter.
En tout cas, sur ce minuscule coin d’internet dédié aux mondes vivants, vous en entendrez parler souvent.

Sources :
Aronson, L. R. (1951). Orientation and jumping behavior in the gobiid fish Bathygobius soporator. American Museum novitates ; no. 1486. Lerner Marine Laboratory.
Aronson, L. R. (1971). FURTHER STUDIES ON ORIENTATION AND JUMPING BEHAVIOR IN THE GOBIID FISH, BATHYGOBIUS SOPORATOR. Annals of the New York Academy of Sciences, 188(1 Orientation), 378–392. doi:10.1111/j.1749-6632.1971.tb13110.x