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Ils ont des nez pointus ou carrément écrasés, des visages bouffis, des bouches en ventouses, des yeux globuleux, des moustaches, des lÚvres charnues ou de trÚs grandes dents.
Ils semblent voler⊠sans jamais tomber. TantĂŽt jolis, tantĂŽt effrayants, et toujours Ă©minemment bizarroĂŻdesâŠ
âŠCe sont, ce sont, ce sontâŠ
*Buzzer*
Les poissons, évidemment.

Photographie Francesco Ungaro – Pexels
Vous vous demandez peut-ĂȘtre pourquoi je viens vous parler de poissons maintenant, et non pas la semaine derniĂšre, lorsquâils Ă©taient encore Ă lâordre du jour puisque se dĂ©roulait Ă Nice la 3Ăšme ConfĂ©rence des Nations Unis sur lâOcĂ©an ?
Eh bien dĂ©jĂ , parce que ma Newsletter nâĂ©tait pas prĂȘte, mais aussi parce que je pense quâaprĂšs une brĂšve mise en lumiĂšre dans le cadre de lâactualitĂ© politique, ils risquent un retour Ă©clair dans les abysses depuis lesquels ils sont venus, bien loin de nos prĂ©occupations quotidiennes.
Et ils méritent mieux que ça.
Alors les poissons, parlons-en. Ă toute heure et en toute occasion.
đ On part sur une minisĂ©rie estivale rafraĂźchissante ?
Les poissons.
Qui sont-ils ?
Ce sont des vertĂ©brĂ©s (des animaux avec un squelette osseux et une colonne vertĂ©brale â tout comme vous et moi) qui ont Ă©voluĂ© pour vivre sous lâeau â dans les ocĂ©ans, les lacs ou les riviĂšres.
(Si vous voulez briller en sociĂ©tĂ© â notez que du point de vue strict de la zoologie, le mot « poisson » nâest pas adaptĂ©. Il rĂ©unit beaucoup dâanimaux ayant un physique similaire, mais ce groupe dâanimaux ne forme pas un clade (c’est-Ă -dire la rĂ©union dâun ancĂȘtre et de lâensemble de ses descendants). Le mot « poisson » est plus culinaire que scientifique â ce qui donne le thon).
Bref, les poissons sont des cousins trĂšs (trĂšs) Ă©loignĂ©s (nous partageons dâailleurs toujours avec eux le nerf phrĂ©nique⊠responsable du hoquet !), complĂštement fabuleux.
DĂ©jĂ parce quâils respirent… de lâeau.
De lâeau ! GrĂące Ă leurs branchies, des organes respiratoires internes ou externes, les poissons sont capables dâabsorber lâoxygĂšne prĂ©sent dans lâeau et de le diffuser dans leur sang.
Ensuite, parce quâils se dĂ©placent en trois dimensions.
En avant, en arriĂšre, de cĂŽtĂ©s, en haut, en bas⊠à lâinfini (tant quâils restent dans leur Ă©lĂ©ment, ça va de soi). Notre mode de dĂ©placement parfaitement linĂ©aire nous semble soudainement bien⊠plat. Et franchement un poil dĂ©cevant.
Mais on n’y pense pas assez.
En prĂ©parant cet article, je me suis rendu compte dâune chose :
On ne pense pas assez aux poissons.
Et il y a une raison : si vous nâavez pas la chance de vivre aux Antilles ou Ă Saint-BarthĂ©lemy et de faire de la plongĂ©e tous les matins, vous ne croisez a priori pas de poissons dans votre quotidien. En mĂȘme temps, câest tout Ă fait normal, puisquâils ne vivent pas dans la mĂȘme biosphĂšre que nous. Ils sont hors de notre vue, et donc hors de notre esprit (ne dit-on pas « loin des yeux, loin du cĆur » ?).
Du coup, on aime bien se raconter quâon ne manque pas grand-chose parce quâils rĂ©agissent principalement Ă lâinstinct, quâils ne vocalisent pas, quâils nâont pas dâexpressions faciales – et donc aucune Ă©motion â que, par-dessus le marchĂ©, ils sont amnĂ©siques et, en dĂ©finitive, pas trĂšs fĂ»t-fĂ»t.
Il est Ă©vident que les personnes qui pensent ainsi nâont jamais rencontrĂ© de Labre nettoyeur commun (Labroides dimidiatus) : un petit poisson originaire des eaux peu profondes de la zone indo-pacifique, qui bouscule, Ă lui seul, beaucoup dâidĂ©es reçues.

Photographie Samy Reef – Flickr
Car derriĂšre cette petite duck face Ă Ă©cailles se cache un sens des affaires redoutableâŠ
đ€żđȘž Alors, enfilez palmes et tuba et direction les rĂ©cifs coralliens pour un cours magistral en marketing relationnel.
BUSINESS CLASS SUBAQUATIQUE đ«§Â : stratĂ©gie de fidĂ©lisation du labre nettoyeur
Le labre nettoyeur est un petit poisson sédentaire reconnaissable à une large bande noire barrant toute la longueur de son corps.
Il est fidĂšle Ă un petit bout de rĂ©cif corallien, qui lui sert de refuge, mais Ă©galement⊠de lieu de travail. Car le labre ne chĂŽme pas. Il tient, Ă plein temps, une station de nettoyage et de dĂ©parasitage. Il dĂ©barrasse le corps et les dents de ses clients des peaux mortes, tissus nĂ©crosĂ©s, larves, vers, crustacĂ©s incrustĂ©s⊠dont il se rĂ©gale (miam). Le client est dĂ©barrassĂ© de ses ectoparasites et le labre profite dâun bon repas : on parle ici de mutualisme.
Dans le rĂ©cif, on se bouscule pour profiter de ses services. DĂšs le lever du jour, les premiers clients affluent. Les habituĂ©s ont appris Ă localiser la station de nettoyage et sây rendent quotidiennement, voire plusieurs fois par jour. Ils devront parfois prendre leur mal en patience et attendre leur tour, car le labre hiĂ©rarchise les clients. Il faut dire quâil a la fibre commerciale. Il priorise les visiteurs de passage – de futurs potentiels habituĂ©s quâil faut chouchouter – ainsi que les prĂ©dateurs, qui risquent de le bouloter sâils se montrent insatisfaits de la qualitĂ© du service.

Ăa bosse dur – Photographie Silke Baron – Flickr
Lorsque lâactivitĂ© ralentit, les labres â qui peuvent travailler seuls ou en Ă©quipe -effectuent de petites danses ondulantes pour attirer de nouveau clients. Et câest efficace.
Selon certaines Ă©tudes, un labre peut avoir jusquâĂ 2300 interactions par jours (on est bien au-delĂ des 35h/semaine) !
Ces stations de nettoyage, véritables lieux de vie et de rencontre, sont indispensables à la diversité et à la préservation des écosystÚmes fragiles que forment les récifs coralliens.
Cependant, les labres ont un petit dĂ©faut⊠Ils rafoooolent du mucus, une substance protectrice, bien plus savoureuse et Ă©nergĂ©tique que les ectoparasites, prĂ©sente sur la peau de leurs clients. Or ces derniers ne tiennent pas particuliĂšrement Ă se faire grignoter le mucus (qui leur est bien utile) et les morsures sont fort dĂ©sagrĂ©ables (câest un peu comme si, lors de votre prochain passage chez le coiffeur, celui-ci en profitait pour vous manger un petit bout dâoreille).
Si un labre est pris en flagrant délit de boulottage clandestin de mucus, il aura mauvaise réputation et perdra des clients : qui iront se faire nettoyer ailleurs ou, pire, le mangeront par vengeance (le monde du business subaquatique est impitoyable).
Alors notre petit prestataire a dĂ©veloppĂ© des stratĂ©gies pour prĂ©server sa rĂ©putation. Une expĂ©rience rĂ©alisĂ©e en laboratoire a rĂ©vĂ©lĂ© que les labres adaptent leurs comportements en fonction de leur environnement : lorsquâils ont conscience dâĂȘtre observĂ©s par un poisson, ils travaillent avec plus dâapplication et rĂ©duisent considĂ©rablement le nombre de tricheries. Câest la premiĂšre Ă©tude attestant de lâexistence de la notion de prestige social chez un animal.
Quand ces petits malins se retrouvent seuls avec leur client, câest une autre affaireâŠ
Alors pour se faire pardonner des morsures furtives occasionnelles, les labres offrent Ă leurs clients un service de massages relaxants, prodiguĂ©s Ă lâaide de leurs nageoires pectorales.
Il arrive que les labres appùtent habilement de potentiels clients en prodiguant des soins à leurs habitués (« approchez mesdames messieurs, regardez comme on est bien bien bien par ici »).
Cependant, les poissons piscivores (qui se nourrissent de poissons) bénéficient plus fréquemment de massages que les autres espÚces : une maniÚre astucieuse de réduire leur agressivité en abaissant leur niveau de cortisol.
Et tout le récif en profite !
En dĂ©finitive, les labres nettoyeurs mĂšnent leurs stations de nettoyage dâune nageoire de maĂźtre.
(Et, si vous vous posez la question : oui. Le personnage dâOscar, un poisson qui travaille dans une station de nettoyage dans le dessin animĂ© « Gang de requins », est bien un labre nettoyeur).
Ces petits poissons ont su dĂ©velopper des stratĂ©gies complexes qui dĂ©montrent une intelligence sociale et une capacitĂ© dâadaptation remarquable. Il nâest pas Ă©tonnant quâils captivent autant la communautĂ© scientifique.
Prospection, nĂ©goce, fidĂ©lisation, image de marqueâŠ. Qui a dit quâon avait inventĂ© le marketing ?
Finalement pas si cruchons, ces poissons.
đȘžđȘžđȘž
Allez, en cadeau, rencontrez un de mes dĂ©sormais poissons prĂ©fĂ©rĂ©s – parce qu’on dirait votre grande tante grincheuse qui s’est trop maquillĂ©e pour le repas de NoĂ«l : Ogcocephalus darwini, originaire des Ăźles GalĂĄpagos, surnommĂ© “poisson chauve-souris Ă lĂšvres rouges” đ

Photographie Lawrence Tulissi – Flickr