Newsletter #10

Complaintes abyssales 🐋

Oui, je sais, encore des baleines. Mais elles sont tellement phĂ©nomĂ©nales qu’on peut bien leur accorder plusieurs articles. En plus, j’ai eu la chance d’assister Ă  la confĂ©rence « les gĂ©nies des mers Â» de Bill François lors de la JournĂ©e des intelligences animales Ă  la CitĂ© des sciences le 08 fĂ©vrier dernier, et il y avait tellement d’informations incroyaaaaables que je ne pouvais PAS les garder pour moi. 

Comme il s’agit d’un article extrĂȘmement long, j’ai dĂ©cidĂ© d’en faire une Ă©dition spĂ©ciale, mais je vous promets de revenir pour la prochaine Ă©dition avec moultes histoires de chats et de chauve-souris. 

Et puis ça fait un moment que j’avais envie de vous parler en dĂ©tails du chant des baleines, un phĂ©nomĂšne bien connu, nĂ©anmoins complĂštement fascinant. 
 

Il faut savoir sur les cĂ©tacĂ©s se divisent en deux groupes : les odontocĂštes – les cĂ©tacĂ©s Ă  dents – qui communiquent en sifflements et en “clics” (qui leur permettent de s’Ă©cholocaliser), et les mysticĂštes – les baleines Ă  fanons – qui produisent les fameuses complaintes sous-marines. 

C’est tout de mĂȘme fabuleux de se dire que, quelque part au fond des ocĂ©ans qui nous entourent, de gigantesques crĂ©atures, parfois trĂšs vielles, se dĂ©placent en chantant d’étranges mĂ©lodies. 

Je dis « parfois trĂšs vielles Â» parce que les baleines peuvent vivre une centaine d’annĂ©es et certaines espĂšces de baleines, comme les baleines franches, peuvent vivre jusqu’à 260 ans.  

Et elles ne se contentent pas de fredonner dans leur barbe, non. Ces Ă©tranges mĂ©lodies peuvent ĂȘtre entendues sur prĂšs de 2000 kilomĂštres ! C’est-Ă -dire qu’une baleine qui pousserait la chansonnette prĂšs des cĂŽtes bretonnes pourrait ĂȘtre entendu jusqu’en Espagne. 

Mais comment est-ce possible ? A priori, elles ne 📣 HUUUURLENT 📣 pas. 
Enfin, on ne connaĂźt personne qui ait perdu l’audition lors d’une petite baignade estivale du cĂŽtĂ© de Brest. 


Une fois de plus, les animaux nous dĂ©montrent qu’ils savent parfaitement tirer profit de leur environnement. Figurez-vous que la mer est comme un mille-feuille gĂ©ant et liquide. Je fais cette mĂ©taphore peu appĂ©tissante et assez foireuse pour vous expliquer que l’eau qui compose nos ocĂ©ans est constituĂ©e de plusieurs couches de densitĂ© et de salinitĂ© diffĂ©rentes. Ces variations influencent la vitesse du son : plus la matiĂšre est dense, plus le son, composĂ© de vibrations, se propagera efficacement. Les baleines exploitent ce phĂ©nomĂšne et descendent dans les couches d’eau les plus denses pour diffuser efficacement leurs chants Ă  travers les mers. 

Bon, certaines espĂšces donnent quand mĂȘme sacrĂ©ment de la voix : les baleines bleues peuvent atteindre 188 dB et les cachalots 230 dB (Ă  titre de comparaison : 200 dB c’est Ă  peu prĂšs le niveau sonore d’une fusĂ©e au dĂ©collage 🚀). 

Mais rassurez-vous, vous pouvez toujours faire du snorkeling sans risquer la surditĂ©. PremiĂšrement parce que l’eau Ă©tant un milieu plus dense que l’air, l’échelle des dĂ©cibels ne se mesure pas de la mĂȘme façon. Ensuite, parce que l’intensitĂ© d’un son dĂ©pend aussi de sa frĂ©quence. 

Les humains, par exemple, perçoivent des sons entre 20 et 20 000 Hz. Mais chez les baleines, la frĂ©quence des chants varie selon les espĂšces
 et leur stratĂ©gie de survie. 

Car oui, malgrĂ© leur taille imposante, les baleines restent des proies potentielles, notamment pour les orques. Ces redoutables chasseuses, qui apprĂ©cient inscrire Ă  leur menu les baleines Ă  fanons, sont capables d’entendre Ă  partir de 100 Hz. 

Et lĂ , il y a deux camps : 
 

  • Celles (comme les baleines bleues et plusieurs espĂšces de rorquals) qui prĂ©fĂšrent passer incognito pour Ă©viter de se faire bouloter, se rendent « invisibles Â» en communiquant Ă  des frĂ©quences en dessous de 100 Hz (10-20 Hz). Ce phĂ©nomĂšne, appelĂ© « cryptisme acoustique Â» pourrait ĂȘtre une adaptation Ă©volutive pour rĂ©duire les risques d’attaques. Il faut juste Ă©viter de tomber sur un pod par hasard, et le tour est jouĂ©.
     
  • En revanche, celles (comme la baleine franche, la baleine borĂ©ale, la baleine grise et la baleine Ă  bosse) qui n’ont pas peur de la marave et qui organisent gĂ©nĂ©ralement une dĂ©fense groupĂ©e, communiquent au-dessus de 1500 Hz, ce qui les rend parfaitement audibles par leurs prĂ©dateurs (« bah allez-y venez si vous ĂȘtes des orques ! »).

La baleine 52 Hz
Quelque part au milieu de l’ocĂ©an Pacifique, le long des routes migratoires des baleines bleues et des rorquals communs, rĂ©sonne un chant semblable Ă  aucun chant d’espĂšce de cĂ©tacĂ© connue : un chant Ă  52 Hz. 
Dans les annĂ©es 80, ce chant atypique, entendu pour la premiĂšre fois, aurait provoquĂ© une lĂ©gĂšre suĂ©e du cĂŽtĂ© de sous-marins de la US Navy dotĂ©s d’un systĂšme hydrophone pour suivre les sous-marins nuclĂ©aires soviĂ©tiques pendant la guerre froide. 

Depuis, son chant est rĂ©guliĂšrement dĂ©tectĂ©, mais Ă  ce jour aucun scientifique n’a Ă©tĂ© en mesure d’apercevoir l’émetteur afin de l’identifier avec certitude. 

Aucune baleine ne rĂ©pond Ă  ces appels. Cette isolation acoustique lui a valu le triste sobriquet de « baleine la plus seule au monde Â». 

S’agit-il d’un individu hybride ? D’une baleine nĂ©e sourde ? Le mystĂšre reste Ă  ce jour entier. 

Car oui, le chant des baleines est un comportement qui se transmet culturellement. 

Une rĂ©cente Ă©tude publiĂ©e dans la revue Science rĂ©vĂšle que le chant des baleines Ă  bosse est, Ă  l’image du langage humain, structurĂ© et complexe. Il s’agit de suites d’unitĂ©s sonores qui, assemblĂ©es, forment des phrases. Certains mots, surtout les mots courts, sont utilisĂ©s de façon rĂ©guliĂšre. Ils suivent un schĂ©ma prĂ©cis qui facilite leur apprentissage et leur transmission d’une gĂ©nĂ©ration Ă  l’autre. 

Vous vous en souvenez peut-ĂȘtre, j’en avais parlĂ© dans la Newsletter #5 : si une espĂšce de cĂ©tacĂ© communique globalement dans la mĂȘme langue, chaque groupe social possĂšde son propre dialecte, façonnĂ© par la transmission culturelle. 

Les baleines chantent avant tout pour communiquer – dans les profondeurs obscures des ocĂ©ans et parfois Ă  plusieurs kilomĂštres de distances, il n’est pas toujours Ă©vident de se faire des signes. Mais, il semblerait que certains chants n’aient pas de fonction particuliĂšre, ou en tout cas identifiĂ©e. Ce qui nous permet d’imaginer que certains de ces chants puissent s’apparenter aux poĂšmes ou aux chansons de notre langage. Transmis de gĂ©nĂ©rations en gĂ©nĂ©rations, ils se modifient au cours du temps et formeraient donc le patrimoine immatĂ©riel des cĂ©tacĂ©s. 

Si Ă  ce stade de l’article, vous n’avez pas dĂ©jĂ  Ă©tĂ© tentĂ©s de le faire, je vous propose une plongĂ©e bioacoustique extraordinaire pour Ă©couter les mystĂ©rieuses mĂ©lodies qui voyagent dans nos ocĂ©ans 👇

Autant que l’on sache, ces baleines pourraient aussi bien ĂȘtre en train de rĂ©citer des poĂšmes que d’insulter leurs voisins. Mais vu d’ici, ce sont des chants aussi dĂ©concertants que merveilleux, qui nous rappellent l’incroyable diversitĂ© du vivant, dont nous ne sommes, ne l’oublions pas, qu’une infime partie.